« Dès l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la terre. Quand les abîmes n’étaient pas, je fus enfantée, quand n’étaient pas les sources aux eaux abondantes. Avant que fussent implantées les montagnes, avant les collines, je fus enfantée » (Proverbes, 8, 23-25). Cette définition hébraïque de la Vierge, qui est émanation pure du Créateur en tant que Sagesse personnifiée, se ressent d’une évidente influence égyptienne, même si la formulation est bien dans l’esprit d’une religion de type masculin où Yahveh est le principe créateur absolu. Mais, de même que Hegel a insisté sur le fait que Dieu, avant la création, équivalait au néant parce qu’il n’avait pas conscience de son existence face à la créature, la théologie égyptienne établit une différence entre l’avant et l’après du moment fatidique que les scientifiques ont appelé le big-bang. En effet, « dans la pensée égyptienne, l’esprit divin n’existe pas de toute éternité. Il apparaît quand il prend conscience du fait qu’il est différent du magma primordial. Ce n’est que lorsqu’il comprendra cette dissemblance, que le démiurge suscitera, de sa propre volonté, sa désolidarisation du milieu dans lequel il était inerte74 ».

C’est ainsi que le principe absolu Atoum « monologue dans le silence des abysses. Puis, il entame un dialogue avec le Noun et accentue sa distinction du magma informel en le nommant ». C’est par le Verbe que la création s’accomplit dans un processus qui, une fois enclenché, ne peut plus s’interrompre. Et la Sagesse divine, face féminine d’un Créateur indifférencié et asexué, apparaît. Car cette Sagesse n’est pas seulement connaissance, elle est aussi beauté, harmonie, fécondité, et sans elle rien n’aurait d’existence, puisque l’existence suppose une naissance hors de l’incréé par une sorte de parturition à l’échelle cosmique. Alors apparaîtra le couple primordial Tefnout (ou Maât) et son frère Shou, qui sont les formes prises par l’incréé au moment de la création. La Bible rend compte de cette création en présentant cette Vierge Sagesse précédant toute l’organisation du cosmos.

Mais c’est également un thème qui sera abondamment exploité par les gnostiques : on reconnaît en effet dans cette Sagesse chantée par Salomon la Pistis Sophia qui réapparaîtra dans toutes les spéculations du début de l’ère chrétienne et qui sera franchement adoptée sous le nom de « sainte Sophie » lorsqu’il s’agira de construire à Constantinople, capitale de l’empire d’Orient, la plus grande basilique de la chrétienté. Cette « sainte » Sophie n’est autre que la Vierge des Vierges, la « Vierge de partout », celle qui précède toute vie et toute connaissance parce qu’elle en est la cause immédiate.

Il est bien évident que, partout dans le monde, on a ressenti la nécessité de représenter cette Déesse des Commencements par une image maternelle, même la plus simple possible, celle qui évoque seulement la fonction, comme ce fabuleux petit objet en ivoire du paléolithique supérieur (du gravettien exactement) retrouvé en Moravie, à Dolni Vestonice : il s’agit de deux seins très reconnaissables autour d’un axe qui se termine par une pointe évoquant le cou. La tête est absente, le ventre et le sexe également, mais l’insistance mise sur les deux seins fait de cette représentation l’image même de la mère qui nourrit ses enfants. Terre mère ou Vierge mère d’ordre spirituel ? Peu importe : le concept n’a pas besoin d’explication plus détaillée car il concerne l’humanité entière, et l’on en trouvera l’équivalent dans le mythe indien du « barattement de la mer de lait ».

Il est remarquable que, dès l’apparition des objets d’art – qui sont en même temps des objets de culte religieux et des objets de méditation –, se manifeste ainsi une tendance qui, partant du symbole, pourra aller jusqu’à l’abstraction la plus pure. D’ailleurs, même si la représentation demeure réaliste, le seul fait d’insister sur un détail plutôt que sur un autre, ou encore d’exagérer tel ou tel trait, marque bien cette volonté d’imposer une valeur symbolique au concret dans le but vraisemblable d’offrir matière à réflexion. Cela est vrai dans cette célèbre Vénus de Willendorf, découverte en Autriche, qui date du paléolithique supérieur, et qui est de même nature et de même facture que la non moins célèbre Vénus de Lespugue découverte en France. Il s’agit là d’un véritable « discours » sur le mystère de la femme : ses seins, son ventre, ses fesses étant présentés de façon démesurée, on est bien obligé de se poser des questions sur le problème de la procréation et de reconnaître que la femme est le seul être humain à posséder cette fonction autant divine que magique, donc inquiétante, mais vénérable, pour ne pas dire adorable.

Les sculpteurs et peintres du paléolithique semblent s’être complu dans une certaine exaltation du « monstrueux » – et non pas du « monstre » comme au Moyen Âge – comme pour attirer l’attention sur le caractère exceptionnel d’un être ou d’une fonction attribuée à cet être. Ils savaient fort bien, tous les exemples archéologiques le prouvent, représenter la forme humaine ou animale de la façon la plus réaliste qui soit. S’ils ont outré leurs représentations, c’est qu’ils avaient quelque chose de plus à dire, un message à transmettre. À cet égard, le groupe des Vénus, celle de Lespugue, celle de Willendorf, celle de Grimaldi en Italie, constitue le plus précis et le plus ancien témoignage de l’intérêt porté par les humains au problème de la création : de toute évidence, ils n’ont pas supposé un seul instant que le monde et les êtres qui le peuplent pouvaient avoir été générés par un dieu mâle. Si le Yahveh hébraïque apparaît comme un Père tout-puissant très solitaire, c’est, semble-t-il, au terme d’une longue lutte idéologique débouchant sur la primauté du mâle. Mais l’analyse en profondeur de la Genèse fait apparaître des spéculations plus ou moins occultées qui rejoignent celles des autres traditions : à défaut d’une divinité féminine originelle, toutes les théogonies et toutes les cosmogonies font allusion à un être primordial ambigu. Le texte de la Genèse concernant la création d’Adam et Ève, du moins la première version, dit clairement que l’être humain a été créé à l’image de Dieu, à la fois mâle et femelle. C’est bien après qu’intervient la sexualisation, c’est-à-dire, au sens étymologique, la coupure, entre l’élément masculin et l’élément féminin, chacun de ces deux éléments étant confiné dans une fonction déterminée au sein d’un univers qui repose sur l’opposition de deux contraires, pourtant unis par un troisième terme qui ne peut être que l’énergie divine.

Il y a donc, dans la représentation des divinités, et cela depuis l’apparition de l’art, une sorte de lutte farouche entre les partisans d’un dieu mâle et d’une déesse femelle. Ce n’est qu’une querelle métaphysique qui, si elle a pris beaucoup d’importance au cours des âges à cause des incompréhensions et des intolérances, n’en est pas moins résolue d’avance par toutes les traditions, y compris celle des Hébreux. Cette Vierge Sagesse de Salomon n’est que la partie féminine de Dieu. Mais sans elle, rien n’existerait. Dans la tradition égyptienne, le dieu primordial, Atoum, se masturbe peut-être afin de cracher les deux éléments divins et désormais sexués qui vont créer le concret. La séparation est accomplie en dehors du chaos primordial, en dehors du tohu-bohu des origines, en dehors de ce que les théologiens appellent l’incréé, ou encore l’indifférencié. Pourquoi cette sexualisation de l’être ? Personne n’est capable de l’expliquer, ni même de la justifier métaphysiquement. Mais comme elle est, il faut bien l’admettre et en tirer les conclusions qui s’imposent : aucune vie n’est possible sans la femme. Il est d’ailleurs probable que, dans les temps les plus primitifs de l’humanité, les mâles n’avaient sans doute pas conscience de leur rôle dans la fécondation. D’où cette exaltation de la féminité divine, puis, par réaction, la mise à l’écart de la féminité au profit d’une masculinité agressive et triomphante ayant pris conscience de sa nécessité.

La chronologie n’a cependant rien à voir avec une quelconque et discutable évolution de l’art. Le réalisme et l’abstraction se sont toujours succédé à intervalles plus ou moins longs et parfois dans un même cadre idéologique : en ce domaine, il n’y aucune autre règle que celle de l’efficacité. L’œuvre d’art, dont le contenu religieux est toujours incontestable, traduit en formes plastiques une réflexion métaphysique, et son expression est fonction d’une mode, celle-ci correspondant aux critères d’une société parvenue à un certain état dans certaines circonstances qui doivent autant au contexte géographique qu’au contexte historique. Les territoires qui constituent la France actuelle ont, depuis le paléolithique supérieur, subi de constantes mutations dues aux conditions de vie et aux influences venues de l’extérieur. Mais les autres pays d’Europe ont connu des mutations parallèles et qui ne sont pas forcément identiques. Et, à plus forte raison, il en est de même pour les territoires situés en dehors de l’Europe. Ainsi apparaissent des formulations spécifiques innombrables qui ne sont que les multiples aspects d’une unique réalité. La Déesse des Commencements a autant de visages qu’elle a de noms à travers le monde.

 

La grande déesse
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